Sénégal, Karim Wade le retour

Du nouveau dans l’affaire Karim Wade. Accusé d’enrichissement illicite, le fils de l’ancien président sénégalais Abdoulaye Wade doit aujourd’hui justifier l’origine d’une fortune évaluée à 178 millions d’euros. Alors que la tenue du procès est annoncée pour juin prochain, l’ex chef d’Etat fait son grand retour à Dakar après deux ans passés en France. Un come back qui ne doit rien au hasard. Le bilan peu probant du président Macky Sall et les nombreuses critiques contre le déroulement de la procédure judiciaire donnent un nouvel élan à l’opposition.

arton31615-520x400Au Sénégal, les poursuites judiciaires contre Karim Wade sont devenues l’affaire du siècle. Pas un jour ne s’écoule sans que la presse nationale y fasse référence, plus de deux ans après le lancement de « la traque des biens mal acquis » censée faire la lumière sur l’origine de l’argent du fils de l’ex-président sénégalais. Et pour cause, la lutte contre la corruption, cœur des promesses électorales du président Macky Sall, oriente encore aujourd’hui largement les décisions du gouvernement. Arrivé à la tête de l’Etat en 2012, l’un des premiers gestes symboliques du président fut de déclarer publiquement son patrimoine. Le ton était donné : finies les années Wade où la politique servait à l’enrichissement glouton de quelques uns et surtout d’une même famille. Le nouveau président veut faire entrer le Sénégal dans l’ère de la transparence.

Haro sur la corruption

Pour rappel, Karim Wade, qui fut ministre sous la présidence de son père (2000-2012), est aujourd’hui accusé d’enrichissement illicite et doit justifier l’origine d’une fortune évaluée à au  178 millions d’euros. Depuis un an, il est en détention préventive à la prison de Rebeuss de Dakar dans l’attente d’un procès qui doit s’ouvrir en juin prochain.

Lorsqu’il est au gouvernement, Karim mène la grande vie, occupant jusqu’à cinq portefeuilles ministériels qui lui valent le doux surnom de « ministre du ciel et de la terre ». Il fait le tour du monde à bord du jet privé que lui prête son ami l’homme d’affaire franco-sénégalais Abbas Jabber. Le forfait annuel de vol, fixé à 1,9 millions d’euros voire plus en fonction des heures d’utilisation, est facturé à l’Etat. Au même moment, le personnel administratif sénégalais se voit sommé de voyager en classe économique pour freiner les dépenses publiques. Des années fastes pour le jeune « golden boy » formé aux affaires à Paris et à Londres.

Dès 2007, des soupçons d’enrichissement illicite de la part du clan Wade émergent. Au fil du temps, les doutes se multiplient. Et c’est avec une popularité largement entamée qu’Abdoulaye Wade se lance, à quatre-vingt-six ans, dans une nouvelle course aux présidentielles en 2012. En face, le candidat Macky Sall, lui-même ancien ministre de Wade et proche de sa famille, fait campagne sur le thème de la bonne gouvernance. Les profiteurs qui se sont enrichis sur le dos de l’Etat sénégalais promet-il, seront jugés et sanctionnés. Une fois élu, il ressuscite pour l’occasion une juridiction ad hoc créée en 1981 et enterrée depuis : la Commission d’instruction de la Cour de répression de l’enrichissement illicite (Crei), chargée d’enquêter sur les affaires de corruption.

La « traque des biens mal acquis » est lancée. Elle vise plusieurs anciens hauts responsables sénégalais dont Karim Wade, inculpé une première fois le 17 avril 2013. Il est alors accusé d’avoir acquis illicitement des terrains, des sociétés et des véhicules, pour un montant de près d’1 milliard d’euros. Le 16 octobre 2013, il est de nouveau inculpé au sujet de 98,6 milliards de FCFA soit 150 millions d’euros qui auraient été déposés sur un compte bancaire à Monaco. Enfin, un compte de 45 milliards de FCFA, soit 68 millions d’euros, situé à Singapour lui a tout récemment été attribué. Sur ce dernier dossier, les avocats de la défense qui nient l’existence d’un tel compte ont saisi la Banque mondiale.

Wade, le come back

Les sénégalais apprécient les intentions vertueuses de leur chef d’Etat. Cependant, des indices laissent entrevoir que l’opinion, longtemps fortement défavorable à Karim, n’est plus aussi unanime. Il est de moins en moins rare d’entendre des sénégalais critiquer la procédure judiciaire en cours. Pire, certains n’hésitent pas à parler aujourd’hui de Karim comme d’une victime, voire d’un futur présidentiable.

Première source de frustration : l’incapacité de la justice à apporter des preuves suffisantes. « Après deux ans, toujours aucun document. C’est un peu gros » fait remarquer Me Demba Ciré Bathily, avocat de Karim Wade qui dénonce « un procès politique ». Une lenteur que ses détracteurs justifient par des infractions difficiles à démontrer. « Karim Wade a eu recours à des montages financiers extrêmement complexes. Il a multiplié les circuits, les intermédiaires et les prête-noms. Plusieurs commissions rogatoires à l’étranger tentent de retracer les flux d’argent. Dans un cas comme celui-ci, l’enquête prend forcément du temps » explique Me Simon N’Diaye, avocat de l’Etat sénégalais.

Il est vrai que le dossier s’apparente parfois à un véritable labyrinthe. Pour la seule enquête concernant Monaco, pas moins de vingt-neuf comptes ouverts par la famille du libanais « Bibo Bourgi » proche de Karim Wade, ont été mis sous séquestre. « Apporter des preuves est un travail de longue haleine » poursuit Simon N’Diaye. « Dans les interrogatoires, on a vu apparaître le nom de proches de Karim Wade intervenus dans la gestion de sociétés à sa demande. Par ailleurs, les déclarations contradictoires de la famille Wade concernant les comptes de la banque Julius Baer à Monaco sont édifiantes. D’abord, Karim a affirmé n’être le bénéficiaire final d’aucun compte dans cette banque. Un compte contenant 2,5 millions d’euros y était pourtant ouvert à son nom depuis 2003. Abdoulaye Wade est alors venu à la rescousse pour expliquer que cette somme, un cadeau du roi d’Arabie Saoudite, lui était en réalité destinée. »

La Crei dans la tourmente

Malgré ces arguments, la Crei est aujourd’hui sous le feu des critiques. Pressée par les attentes politiques accompagnant l’affaire, elle s’est très tôt lancée dans la course aux chiffres : 1,05 milliards d’euros puis 1,2 milliards d’euros de patrimoine illicite ont été annoncée. Des sommes longtemps contestées et dont les autorités reconnaissent aujourd’hui non sans embarras qu’elles ont été exagérées. Résultat des courses, Karim ne doit plus justifier que de l’acquisition licite de 178 millions d’euros. Du pain béni pour le clan Wade qui n’a pas manqué de saisir l’occasion pour amorcer son retour politique. La conjoncture est bonne. Les municipales prévues pour juin prochain, en même temps que le procès de Karim, risquent d’entrainer l’éclatement de la coalition Benno Bokk Yaakaar qui a porté Macky Sall au pouvoir. Le président est par ailleurs aujourd’hui accusé de trop vouloir capitaliser sur la traque des biens mal acquis et de faire preuve de mollesse dans les autres domaines. C’est dans ce contexte qu’Abdoulaye Wade n’hésite pas à qualifier son retour à Dakar de « hautement politique » dans un entretien au Monde le 21 avril.

Au cœur du débat comptable qui fragilise la Crei, on retrouve la société Dubaï Port World (DPW) qui avait remporté en 2007 l’appel d’offre pour la construction d’une extension du port de Dakar notamment contre le français Bolloré. Karim, grand ami des pays du Golfe, a effectivement participé à la création de la société et fait pencher la balance en sa faveur pour obtenir le contrat. Mais les avocats de l’accusé soulignent que cela ne fait pas nécessairement de lui le propriétaire de l’entreprise. « Il n’y a pas de raison pour que la valeur de DPW entre dans le calcul de son patrimoine » explique l’un d’entre eux, Me Demba Ciré Bathili. « L’évaluation totale des montants a été artificiellement gonflée. Par une série de raccourcis de ce genre, Karim se trouve accusé de posséder des biens qui ne lui appartiennent pas. » Mais pour les défenseurs de « la traque » le montant des sommes ne change rien à la faute. « Il faut distinguer la question de la culpabilité qui est avérée de celle des démarches juridiques. La quantité d’argent est une chose, le principe de violation de la loi en est une autre. Or c’est ce dernier qui compte » explique Mouhamadou Mbodji, coordonnateur du « Forum Civil », section sénégalaise de Transparency International .

Outre la polémique sur l’appréciation de la fortune de Karim, la juridiction subit des attaques sur le plan du respect des droits. Les décisions de sa commission d’instruction ne sont, en effet, susceptibles d’aucun recours. Les avocats de la défense et les associations de défense des droits de l’homme dénoncent là une atteinte au droit à un procès juste et équitable. « Un projet de loi est prévu pour modifier cette disposition dans le cadre de la réforme de la procédure pénale », défend de son côté Simon N’Diaye.

Népotisme

Enfin, aux lassitudes générées par l’affaire Karim s’ajoutent les dérapages du pouvoir actuel. Les démarches de Macky Sall pour instaurer la bonne gouvernance sont encore en phase de test. En décembre 2012, les députés sénégalais votent la mise en place l’Office national de lutte contre la fraude et la corruption (Ofnac), dont l’objectif principal est la lutte contre la corruption dans le domaine administratif et politique. Seul hic, ses membres, onze au total, sont désignés par le président de la république lui-même… Dans une déclaration de janvier 2014, le « Forum Civil », dénonce « la violation du principe conventionnel de l’apolitisme. En effet, parmi les nouveaux membres de l’Ofnac, la présence de membres de « Macky 2012 », de l’APR (parti de Macky Sall), et d’un ancien du PDS (parti d’Abdoulaye Wade) qui vient à peine de quitter son ancien parti (…) a été notée. »

Un népotisme qui n’est pas sans rappeler les mauvaises habitudes de l’ancien président. D’autant que pour Macky Sall et son influente épouse Marième Faye, la politique est aussi une histoire de famille. Plusieurs proches du couple présidentiel se retrouvent aujourd’hui bien introduits dans les affaires publiques. La liste est longue. Le frère du président, Aliou Sall, est candidat pour les municipales de juin prochain à la mairie de Guédiawaye, l’une des plus importantes communes de la banlieue de Dakar. L’un de ses cousins est candidat à la mairie de Pikine, également en périphérie de la capitale. Enfin, les frères de Marième Faye sont aussi bien positionnés dans la course à d’importantes municipalités. L’un d’eux, Mansour Faye, est candidat à la mairie de Saint Louis, une des plus grandes villes du Sénégal. L’autre, Adama Faye, a créé la polémique en se présentant à Grand-Yoff, tremplin vers la mairie de Dakar, contre l’actuelle premier ministre Mimi Touré, porte-flambeau de la traque des biens mal acquis.

Formé à l’école Wade, Macky Sall n’a pas oublié les leçons de ses anciens professeurs.