Des pétrodollars à la conquête du monde arabe

Les processus révolutionnaires qui ont cours dans le monde arabe depuis 2010 nécessitent d’être réinscrits dans l’économie politique de la région. Plus précisément, c’est le rôle clé joué par les monarchies pétrolières du Golfe et leurs liaisons avec l’impérialisme occidental, qui permettent de mieux saisir les enjeux du printemps arabe. Un article d’ Adam Hanieh, dans l’excellente revue « Période » (Printemps/Ete 2014). http://revueperiode.net/

gpétrodollarsUn des aspects les plus frappants de l’actualité politique du monde arabe est le rôle central des six États du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) : l’Arabie saoudite, le Qatar, le Koweït, les Émirats arabes unis, le Bahreïn, et Oman. Depuis le début des soulèvements arabes en 2010, ces États – en particulier l’Arabie saoudite et le Qatar –ont été ouvertement impliqués dans une série d’initiatives diplomatiques, militaires et financières, s’affirmant de la sorte comme le plus important relais de la politique des États-Unis et de l’Europe au Moyen-Orient, et ont ainsi contribué à saper ou à prendre les rênes des luttes de la région.

Trois États du Golfe – l’Arabie saoudite, Oman, et aussi plus particulièrement le Bahreïn – ont même connu leurs propres mouvements de protestation de masse, qui se sont heurtés à une répression étatique brutale, tandis que l’Occident affirmait tranquillement son soutien sans faille au statu quo. Ce soutien inconditionnel de l’Occident envers les monarchies pétrolières – et réciproquement le rôle que jouent les puissances du Golfe en appuyant les politiques étatsuniennes et européennes dans la région – dessinent les contours des intérêts qui gouvernent le Moyen-Orient aujourd’hui. Dès lors, c’est cet axe Occident-Golfe qui doit être placé au centre de toute analyse des politiques qui caractérisent le Moyen-Orient contemporain.

En conséquence de cette nouvelle position acquise par le Golfe, un intérêt se développe au sein de la gauche envers les particularités sociales, économiques, et politiques de cette région. Il s’agit d’une rupture bienvenue avec une tradition pesante. En effet, le Golfe n’attirait jusque là que très peu d’attention au-delà du cercle restreint des spécialistes – bien trop souvent épris de clichés orientalistes sur le tribalisme qui caractériserait la péninsule arabique. Néanmoins, malgré cet intérêt grandissant, une grande partie des analyses se rapportant aux États du Golfe et à leur rôle dans la région, se base sur des théories simplistes (comme celle des « États rentiers »), sur des facteurs explicatifs religieux et tribaux, ou encore sur la montée supposée du sectarisme– souvent agrémentées de récits sordides décrivant certaines monarchiques décadentes.

L’internationalisation du capital

Au sein de ces discours communs, qui font souvent écho aux stéréotypes omniprésents dans les grands médias, une chose brille par son absence : la reconnaissance plus profonde des grands changements que ces événements ont produit dans l’économie politique de la région entière. Pour expliquer et interpréter le pouvoir grandissant des États du Golfe, il est indispensable de bien comprendre le fonctionnement de l’économie politique de cette région et les évolutions qu’elle a subies au cours des dernières décennies

Comme pour beaucoup d’autres sujets en lien avec le Moyen-Orient d’aujourd’hui, l’axe clé à partir duquel appréhender cette question régionale est l’adoption presque totale de politiques néolibérales par les gouvernements arabes à partir des années 1990. Certes, l’impact de ces politiques sur les structures nationales, de classe et étatiques, est assez bien connu et  documenté. En revanche, ce qui est moins connu, c’est le fait que ces politiques ont agi simultanément pour reconfigurer les modèles d’accumulation à l’échelle régionale. Et plus spécifiquement, la transformation néolibérale a eu lieu en liaison étroite avec l’internationalisation du capital de cette région.

Les investisseurs de la région du Golfe, consécutivement à la surproduction pétrolière des années 2000, ont cherché à s’étendre vers les marchés voisins. Alors que les pays arabes s’ouvraient aux investissements étrangers – concédant territoires urbains et agricoles, ports, télécommunications et institutions financières – le Capital basé dans la région du Golfe approfondit son implantation dans cette zone et s’imposa comme l’un des bénéficiaires majeurs de ces politiques de libéralisation.

Pour la période 2003-2009, la valeur des investissements directs venant du Golfe arabique dans les pays de la zone méditerranéenne, a ainsi dépassé celle venant de toutes les autres régions du monde. Plus de 60% de tous les investissements en provenance du Golfe arabique ont été placés en Jordanie, au Liban, en Égypte, en Palestine et en Syrie, et ceux-ci valent dans ces cinq pays plus de 3 fois la valeur totale des investissements en provenance de l’Europe, et plus de 12 fois la valeur de ceux en provenance des États-Unis. Alors que la crise économique mondiale marqua un ralentissement global de l’activité, le Golfe est resté porteur de plus haute valeur totale des projets d’investissement en Égypte, au Liban, en Jordanie, en Palestine, en Lybie et en Tunisie pendant la période 2008-2010. De plus, ces chiffres sous-estiment l’étendu réelle de l’implication du Golfe dans les économies des pays voisins, puisqu’ils ne prennent pas en compte les investissements dits « de portefeuille » dans les marchés boursiers régionaux, ni les prêts bilatéraux et aides accordés aux gouvernements.

Les effets de ces flux de capitaux doivent ainsi être prise en compte par toute étude sur l’impact des politiques néolibérales dans le monde arabe. La restructuration dramatique du rapport de classe qui s’est produite en parallèle des réformes néolibérales n’a pas uniquement renforcé les classes capitalistes et dirigeantes liées aux différents régimes autoritaires, mais elle a aussi provoqué un renforcement de la position des États du Golfe dans un cadre régional plus large. Plus fondamentalement, le développement du Capital de cette région s’est trouvé totalement intégré aux structures de classe nationales, renforçant ainsi sa domination sur les principaux secteurs économiques du monde arabe. Pour cette raison, le Moyen-Orient ne doit pas être considéré comme une agglomération d’États autonomes bien délimités, pour lesquels la dimension nationale serait strictement séparée de l’internationale.

Il nous faut prendre la mesure de ce qui nous semble être la principale caractéristique de ce qu’il est convenu d’appeler « nationalisme méthodologique », avec sa tendance à favoriser l’espace national comme lieu à partir duquel doivent s’interpréter les phénomènes sociaux. Le problème de cette approche est que les relations sociales ne peuvent être strictement circonscrites aux frontières nationales – les mouvements de capitaux, de travailleurs et de travailleuses, ainsi que les cadres politiques auxquels ils se rapportent, articulent les différents espaces dans une totalité qui les transcende. Les frontières continuent évidemment à jouer un rôle toujours aussi important, mais les relations sociales que nous avons l’habitude de considérer comme étant situées à l’intérieur d’un cadre national devraient plutôt être considérées comme s’intégrant dans un ensemble régional supranational.

 Polarisation régionale et développement inégal

Tout ceci révèle une caractéristique saisissante du monde arabe contemporain : le caractère de plus en plus inégal de l’économie politique régionale, nettement visible dans la polarisation du pouvoir et de la richesse entre le Golfe et le reste du monde arabe. Malgré l’éclatement initial des bulles immobilières dans des villes telles que Dubaï, les États du Golfe sont sortis relativement indemnes de la crise mondiale de 2008-2009, et depuis, avec le renouveau de la hausse des prix des hydrocarbures depuis 2010, ils ont continué à accumuler du capital en surplus.

D’un autre côté, la stagnation actuelle des marchés mondiaux – en particulier dans le cas du premier partenaire commercial de la région, l’Union européenne – ainsi que les crises politiques et sociales qui ont ravagé des pays comme l’Égypte, la Tunisie et la Syrie, ont consolidé encore plus fortement les hiérarchies de la région. Ces trajectoires différentes nous rappellent que les crises ne sont jamais ressenties de façon uniforme, et qu’elles peuvent constituer, en l’absence d’une contestation politique, une véritable aubaine pour ceux et celles qui sont en position de pouvoir.

De nombreux indices statistiques confirment ce mouvement divergent grandissant. Selon un rapport récent de l’Institut de la finance internationale (IIF) – l’association des plus grandes banques et institutions financières du monde – la valeur nette des actifs étrangers (valeur brute des actifs étrangers moins la dette externe) des pays du CCG est passée de 879 milliards de dollars en 2006 à 1.79 mille milliards de dollars fin 2012. Fin 2013, ce chiffre devait dépasser les 2 mille milliards, un chiffre représentant 120% du PIB du Golfe. Sur cette même période, la valeur nette des actifs étrangers de l’Égypte, de la Syrie, de la Jordanie, du Liban, de la Tunisie et du Maroc a baissé : d’un surplus de 20.4 milliards à un déficit de 24.3 milliards de dollars.

Les mêmes divergences sont visibles dans les soldes comptables courants. En 2012, on estime que les six États du CCG possédaient un surplus comptable total de 400 milliards de dollars, plus que le double de leur moyenne nationale annuelle entre 2006 et 2010 (et, fait révélateur, plus que le double de celui de la Chine en 2012). Tandis que les surplus du Golfe ont atteint ces niveaux records, le reste du monde arabe a vu son bilan décliner dangereusement. Le bilan comptable agrégé de l’Égypte, de la Syrie, de la Jordanie, du Liban, de la Tunisie et du Maroc a atteint un déficit total estimé à 35 milliards de dollars en 2012, plus de trois fois le déficit moyen annuel entre 2006 et 2010.

Contrairement aux idées reçues, les énormes gains de capital dans la région du Golfe ne sont pas uniquement tenus par des institutions étatiques ou des fonds souverains. Le Financial Times a indiqué en 2013 que les niveaux des sommes détenues par les banques du CCG, par les entreprises privées, et les individus et familles les plus riches, ont atteint 3 milliards de dollars – un chiffre qui n’inclut pas les sommes détenues par les fonds souverains. Les fortunes tenues par des entités privées au Golfe ont augmenté de 7% au cours de l’année dernière, et sont maintenant à un niveau supérieur de 10% du niveau de 2007 – l’année la plus prospère parmi les années du boom qui ont précédé le déclin mondial. La proportion de foyers millionnaires au Golfe en est une preuve. Selon un rapport récent du Boston Consulting Group, les pays du CCG occupent 5 des 11 premières positions du classement mondial des pays selon la proportion de foyers millionnaires, dans lequel le minuscule pays du Qatar est classé numéro un au monde (14.3% des foyers).

Évidemment, cette richesse n’est pas uniformément distribuée à travers le CCG et ces chiffres masquent surtout la présence de millions de travailleurs et travailleuses précaires immigré-e-s qui composent la vaste majorité de la main d’œuvre du Golfe. En effet, une des raisons clés expliquant la polarisation de richesses dans le monde arabe réside dans la présence de ces travailleurs et travailleuses dans la région du Golfe. Face à la crise de 2008-2009 et l’effondrement de la bulle immobilière à Dubaï et ailleurs, les États du Golfe ont pu mettre à profit leur grande dépendance à cette main d’œuvre précaire immigrée – qui est équivalente à la moitié de la force de travail de tous les États du CCG – pour se décharger des pires effets de la crise sur leurs pays voisins, ceux fournissant justement cette main d’œuvre facilement déportable et hautement exploitable.

Des milliers de travailleurs et travailleuses immigré-e-s ont été renvoyé-e-s du Golfe vers leurs pays suite à la crise, de même  que le recrutement de nouvelles vagues de travailleurs et travailleuses diminuait drastiquement. Entre 2008 et 2009, le flux de travailleuses et travailleurs indien-ne-s vers les Émirats arabes unis a par exemple baissé de 62.7%, vers le Bahreïn de 45%, et vers le Qatar de 44%. Pour le Bengladesh, le nombre de travailleuses et travailleurs voyageant vers l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (la destination de 60% des travailleurs et travailleuses immigré-e-s du Bangladesh), a baissé de 89% et de 38% respectivement en 2008 et 2009. Pour le Pakistan, le nombre de travailleurs et travailleuses immigré-e-s déclaré-e-s au Golfe a baissé précipitamment – aux Émirats arabes unis (la première destination de travailleu-r-se-s pakistanais-es) la baisse était de 36%, au Qatar de 60%, et au Koweït 75%, en 2008 et 2009. Dans le monde arabe, la baisse de transferts de fonds par les travailleu-r-se-s vers le Yemen (une baisse de 17%) et vers la Jordanie (5.2%) en 2009, est ainsi une indication de la capacité du Golfe à déplacer les effets de la crise vers ses périphéries.

Ces chiffres confirment la manière particulière dont les structures de classe qui sous-tendent le capitalisme du Golfe ont façonné sa réponse face à la crise mondiale. Contrairement aux autres pays de la région qui ont dû gérer la pression induite par l’augmentation du chômage national et l’assèchement des marchés d’exports, les pays du Golfe ont pu se dégager des pires effets de la crise sur ses pays voisins, ceux-là même qui étaient les sources de cette main d’œuvre précaire massive qui soutient la structure de classe dans la région du Golfe. Et nous avons ici une manifestation de la flexibilité du travail poussée à l’extrême, une image de ce monde hyper-capitaliste et dystopique qui se cache derrière l’image luxuriante que se donne le Golfe, sorte de terrain de jeu des super-riches.

 

Un Printemps arabe ambigu

Surplombant ces aspects régionaux, il y a, bien évidemment, la position centrale des États du Golfe dans la structure du pouvoir impérialiste. Avec la consolidation du capitalisme pétrolier mondial après la Seconde Guerre mondiale, le Golfe a été consciemment intégré, en tant que pilier majeur, à l’architecture de la domination américaine qui s’est développée durant cette période. Deux aspects importants du capitalisme contemporain – l’internationalisation et la financiarisation du capital – ont donné un poids stratégique énorme aux exports marchands et aux surplus financiers du Golfe dans l’économie politique mondiale. Pour ces raisons, le contrôle et la domination du Moyen-Orient sont restés un but essentiel des forces occidentales bien après le début du XXIe siècle. Les États-Unis, la Grande Bretagne, et d’autres États ont assuré la protection des monarchies du Golfe, que ce soit sous une forme militaire ou politique ou autre, en contrepartie de la garantie d’un flux ininterrompu des hydrocarbures vers les marchés mondiaux au bon prix, et la redirection constante des surplus liés aux pétrodollars vers les marchés financiers de l’Occident (en priorité vers les trésorerie des États-Unis).

Ces aspects des relations des puissances impérialistes avec le Golfe demeurent des questions majeures aujourd’hui, en particulier dans le contexte de la montée de rivaux potentiels au pouvoir américain. Le lien de dépendance qui existe entre ces puissances émergentes et la puissance pétrolière du Golfe (tout comme avec le gaz et les matériaux pétrochimiques) implique aussi que la domination des États-Unis sur la région prend une importance encore plus prononcée aujourd’hui. En Inde, par exemple, 44% du pétrole brut importé en juillet 2013 provient de l’Arabie saoudite, du Koweït, du Qatar et des Émirats arabes unis. Ce taux était de 36% en 2011. La Chine s’appuie sur les États du Golfe pour un quart de ses imports, comparé à 21% en 2007. Bien que les relations d’interdépendances qui existent entre l’économie des États-Unis et celle de la Chine signifient que leur rapports ne peuvent être réduits à un phénomène de rivalité, la domination américaine prolongée au Moyen-Orient lui donne malgré tout un levier potentiel puissant si nécessaire.

La région du Golfe reste également d’une importance vitale en tant que marché majeur pour les États occidentaux, en particulier pour des ventes d’armes et des diverses contrats de construction et d’ingénierie. En 2011, les ventes d’armes des États-Unis ont triplé, atteignant 66.3 milliards de dollars, un montant record qui représentait plus des trois quarts du marché mondial d’armes. La raison principale de cette augmentation spectaculaire des ventes est entièrement attribuable aux États du Golfe, avec notamment l’Arabie saoudite qui a signé une immense transaction pour l’acquisition de 33.4 milliards de dollars d’armes – devenant ainsi le client le plus important des États-Unis (99% des achats d’armes saoudiens proviennent des États-Unis). Cette même année, les Émirats arabes unis étaient classés 3e dans l’achat depuis les États-Unis (4.5 milliards de dollars). Entre 2008 et 2011, l’Arabie saoudite était classée 1er acheteur d’armes de tous les pays du Sud, responsable de plus qu’un quart des accords de transfert d’armes durant cette période de quatre ans.

Les États-Unis ne sont pas le seul pays occidental à bénéficier de ce vaste marché des armes; les journaux allemands ont rapporté en août 2013 que les ventes militaires de leur pays vers le Golfe, principalement vers le Qatar, ont atteint des niveaux records cette même année. La Grande Bretagne a également subi des critiques pour ses ventes d’équipements de contrôle des foules, de fusils, et de munitions au Bahreïn pendant que ce royaume était engagé dans une répression féroce du mouvement de protestation qui le touchait.

Le cordon ombilical qui relie les États du Golfe à la puissance occidentale ne peut pas être séparé de la transformation néolibérale de la région que nous avons évoquée plus haut – tous les deux représentent des modalités différentes selon lesquelles le Moyen-Orient se place dans le marché mondial. Le problème existentiel qu’affronte le Golfe – celui de maintenir à la fois ses relations avec l’impérialisme et le développement inégal et combiné de la région – comporte de profondes implications politiques.

C’est pour cette raison que les principaux États du CCG – notamment l’Arabie saoudite, le Qatar, le Koweït, et les Émirats arabes unis – ont joué un rôle très offensif dans la tentative de contrôle des potentielles implications des révoltes qui ont secoué le monde arabe ces trois dernières années.

Les intérêts occidentaux dans la région sont dorénavant largement liés aux États du Golfe, aussi bien dans un sens politique qu’économique. Ceci ne signifie pas qu’il y ait une absence de rivalités ou de différences de points de vue entre le Golfe et les États occidentaux, ou même entre les États du Golfe eux-mêmes. Mais ces rivalités doivent être envisagées dans le cadre d’intérêts partagés, susceptibles de rendre compte du fait que la position du Golfe au sommet des hiérarchies régionales est une conséquence des processus qui ont en premier lieu généré les conditions des révoltes de masses.

 L’Égypte et la Syrie en ligne de mire

Ces dynamiques sont clairement visibles en Égypte et en Syrie. Dans ces deux pays, les soulèvements contre les régimes autoritaires ont des racines similaires – la dépossession et l’exclusion de la majorité de la population, suite à des réformes néolibérales, et l’enrichissement d’une couche minuscule d’élites étroitement liées aux régimes autoritaires, combinés avec une crise mondiale qui a considérablement approfondi la polarisation des pouvoirs et des richesses.

Dans le cas de l’Égypte, les États du Golfe ont joué un rôle premier, depuis la destitution de Hosni Moubarak en février 2011, en tentant d’en contenir les conséquences politiques et économiques. Pendant la première phase, ces tentatives ont eu lieu quand le Qatar a soutenu haut et fort, et tout aussi maladroitement, les Frères Musulmans (FM), dont les principaux représentants ont tenté de s’inscrire dans la même trajectoire néolibérale que le régime de Mubarak, tout en interdisant les grèves, manifestations et autres mobilisations. Dans la seconde phase, suite au renversement des Frères Musulmans par l’armée égyptienne en 2013, l’afflux d’aides et de soutiens politiques venant d’Arabie saoudite, des Émirats et d’autres pays du Golfe contribua à soutenir la répression militaire à l’encontre des partisans des FM, et du mouvement social et politique plus largement. Durant ces deux phases, le pouvoir économique et politique du Golfe visait clairement le retour de l’Égypte à un nouveau statu quo reconfiguré, à travers l’écrasement de toute tentative de répondre aux causes qui avaient déclenché les soulèvements.

Dans le cas de la Syrie, les États du Golfe, en particulier l’Arabie saoudite, se sont engagés dans une entreprise d’approfondissement de leur influence parmi les forces qui luttent contre le régime d’Assad. Certaines enquêtes journalistiques soulignent cette entreprise en prétendant que la monarchie saoudienne a donné son accord pour financer et organiser l’entrainement (à travers le Pakistan) de « L’Armée de l’Islam », une force constituée fin septembre par le regroupement de plus de 40 groupes rebelles syriens.

Néanmoins, malgré le fait que l’Arabie saoudite, le Qatar et d’autres pays du Golfe ont constamment tenté d’étendre leur influence sur les différents groupes armés syriens, ceci n’implique pas obligatoirement que le soulèvement lui-même devrait être, de manière fausse et caricaturale, dépeint comme une simple extension de ces États (ou de l’impérialisme américain). Le mouvement visant le renversement du régime d’Assad, dans lequel la tendance « fondamentaliste islamiste » est minoritaire (malgré son renforcement), fait ainsi face à deux adversaires : la puissance armée du régime et les tentatives de renforcer les divisions communautaires.

Le Golfe a été un acteur clé de ces tentatives. En ce sens, le soulèvement en Syrie mène deux luttes difficiles – l’une contre le régime lui-même et l’autre contre l’influence pernicieuse de forces alliés avec le Golfe. Dans ce contexte, la stratégie délibérée de brutalisation et de dépossession menée par le gouvernement signifie que le temps joue contre la victoire du soulèvement anti-Assad. Cette analyse peut expliquer le rapprochement visible entre les États-Unis et la Russie sur l’attitude à prendre vis-à-vis du gouvernement d’Assad, où les deux puissances mondiales paraissent désirer une certaine forme de maintien du régime, au moins pour la période à venir.

À long terme, il est probable que toutes les forces externes s’affrontent pour imposer une situation selon leurs propres termes sur le modèle du Yémen après le soulèvement, avec un changement principalement cosmétique consistant à faire tomber Assad tout en maintenant l’essentiel de son état répressif et de sa capacité à défendre les intérêts des élites locales ainsi que l’équilibre des forces régionales.

 

Rivalités

L’unanimité claire quant à une communauté d’intérêts qui caractérise les pays du Golfe et les puissances occidentales au Moyen-Orient – dont les racines se trouvent dans la façon dont la région s’est développée au cours de la période néolibérale récente et sa centralité dans l’équilibre de pouvoir mondial – est mêlée à des rivalités qui continuent malgré tout d’exister entre divers États. À l’intérieur même du CCG, cette rivalité s’exprime clairement avec la compétition politique entre le Qatar et l’Arabie saoudite, où chacun de ces deux États soutient des mouvements islamistes différents à travers la région (le Qatar soutient les Frères Musulmans et l’Arabie saoudite soutient diverses tendances salafistes).

Les événements de 2013 en Égypte sont une preuve claire de ces rivalités inter-CCG, où le Qatar a condamné le renversement par l’armée égyptienne du président issu des Frères Musulmans, Mohammed Morsi, tandis que l’Arabie saoudite, le Koweït et les Émirats arabes unis ont fortement applaudi les actions de l’armée. En effet, plus de 12 milliards de dollars ont été versés au gouvernement militaire, sous différentes formes d’aides, immédiatement après ce renversement par ces trois États du Golfe.

De façon similaire, dans le cas des États-Unis et du Golfe, le réchauffement apparent des dernières semaines dans les relations entre le gouvernement américain et l’Iran a été accueilli de manière désapprobatrice de la part de représentants de l’Arabie saoudite (et aussi de la part d’Israël, ce qui démontre clairement l’autre penchant des intérêts communs qui existent dans la région). Ces conflits ont été fortement mis en avant quand l’Arabie saoudite a refusé un siège de deux ans au Conseil de Sécurité des Nations Unis en novembre 2013. Les représentants saoudiens ont mis en cause l’absence d’intervention internationale en Syrie, ainsi que les tensions avec les États-Unis suite à la reprise par ces derniers de négociations avec l’Iran, pour justifier les raisons du refus de ce siège.

Malgré le fait que ces tensions soient indéniables, cela ne devrait pas nous détourner de la réalité flagrante que tous les États du Golfe et les États-Unis continuent de partager une même perspective pour la région dans sa globalité. Aucun élément n’indique qu’un des États du Golfe puisse être en désaccord avec les autres sur la trajectoire du néolibéralisme en Égypte, qu’elle soit menée par les Frères Musulmans ou par le gouvernement militaire, ou sur la nature de l’ordre régional construit par les pays occidentaux durant les dernières décennies. Il ne faudrait pas confondre les éventuelles différences d’opinions, ou la réalité de rivalités nationales persistantes, avec une divergence stratégique fondamentale sur le futur de la région dans son ensemble. En effet, la coexistence d’orientations distinctes en termes tactiques de la part de différentes puissances, et leur diversité, renforcent une trajectoire globale commune, et permet à l’axe de puissance US-Golfe de se reproduire en tant que force hégémonique.

 Contester la puissance du Golfe

Une conclusion importante de cette analyse pourrait résider dans l’idée qu’un renversement des configurations du développement néolibéral au Moyen-Orient, et de la subordination de la région aux puissances occidentales, est forcément étroitement lié à la possibilité de contester la position du Golfe lui-même. Pour cette raison, les luttes politiques au Golfe sont d’une immense importance, et s’inscrivent dans une continuité directe avec celles qui se déroulent ailleurs au Moyen-Orient. Le cas du Bahreïn est à cet égard exemplaire : malgré une répression brutale par le régime d’al-Khalifa, le mouvement de protestation continue à mobiliser à travers tout le pays. En 2011 et 2012, des manifestations ont également éclaté en Arabie saoudite, à Oman, et au Koweït, regroupant des populations civiles qui se sentaient exclues, politiquement et économiquement, des richesses énormes de ces États.

Ces luttes ont reçu très peu d’attention (et de solidarité), que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de la région. Mais au-delà de ces mouvements, un élément vital de la contestation du pouvoir du capital et de l’État dans la région du Golfe devrait être la défense des travailleuses et travailleurs migrant-e-s de la région. L’exploitation de ces travailleuses et travailleurs fait partie intégrante du processus de formation des classes ouvrières au Moyen-Orient, et elle est essentielle pour que le capitalisme du Golfe puisse continuer à développer son pouvoir et gérer les crises.

Il est nécessaire de tenter de construire des campagnes régionales avec des travailleurs et travailleuses qui ne viennent pas seulement du Moyen-Orient, basées sur l’extension du droit à la citoyenneté, le droit à s’organiser, et sur les conditions de travail. Les travailleuses et travailleurs qui viennent d’Inde ou des Philippines font partie intégrante des classes ouvrières de la région – ils et elles ne sont pas des étrangèr-es, des « invité-e-s », ou des « domestiques ». Des barrières énormes empêchent de telles campagnes (linguistiques, culturelles, et politiques – sans parler du racisme tenace anti-immigrés à travers le monde arabe), mais négliger de mener cette lutte ne fera que fracturer plus profondément la solidarité de classe à travers la région. Il faut noter par exemple que la mort de deux personnes migrantes en Arabie saoudite en novembre dernier, lors d’une campagne de déportation qui a entrainé l’arrestation de dizaines de milliers d’immigré-e-s, a suscité très peu de réactions, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur du Golfe. On estime à un million, chiffre remarquable, le nombre de travailleurs et travailleuses immigré-e-s qui ont été forcées de quitter l’Arabie saoudite (le deuxième pays au monde quand aux transferts de fonds, après les États-Unis, entre 2006 et 2012) durant les trois derniers mois.

À long terme, il n’y a pas de solutions nationales aux problèmes du Moyen-Orient, qui laisseraient le contrôle d’autant de richesses entre d’aussi peu de mains. Ce qui ne signifie pas bien sûr que les mouvements révolutionnaires s’ouvriront directement à l’échelle régionale sans passer par une confrontation avec les classes dirigeantes nationales. Mais il s’agit de bien saisir que ces différentes échelles de lutte sont inséparables. Sans une orientation régionale dont le but stratégique est de s’attaquer à la position et au pouvoir des monarchies du Golfe, il n’y aura pas de changement fondamental dans la région.

En 2014, la notion même d’une lutte au niveau régional peut paraître utopique, mais les évènements des dernières années confirment sa nécessité – et c’est justement ce spectre qui a provoqué autant de grandes inquiétudes dans les coulisses du pouvoir à Washington, à Riyad et à Doha.

 

Cet article est initialement paru en anglais dans la revue Jacobin : https://www.jacobinmag.com/2014/01/a-petrodollar-and-a-dream/

Traduit de l’anglais par Samer T. avec l’aimable autorisation de l’auteur.