Les demi-mensonges du président tunisien Beji à ses amis français

En voyage officiel en France les 7 et 8 avril, le président tunisien, Béji Caïd Essebsi (BCE), a donné un entretien fort instructif au « Monde », du moins si on le lit entre les lignes. De l’art de décrypter le « Béji »

beji-caid-essebsi-se-rend-en-france-pour-une-visite-de-2-joursDans l’entretien qu’il a accordé au quotidien Le Monde daté du 7 avril, la veille de son voyage officiel en France, le président tunisien, Béji Caïd Essebsi (dit BCE), a lâché, mais avec combien de précautions, quelques vérités qu’il importe de mettre en lumière pour un lecteur non averti. On peut regretter en effet que notre confrère du quotidien vespéral n’ait pas poussé davantage Béji Caïd Essebsi dans ses retranchements.

Le double langage du chef de l’État tunisien dans cet échange courtois marque bien en effet les limites du projet politique qui est le sien. Il est en effet totalement schizophrénique d’avoir dénoncé les errements des islamistes durant la campagne électorale de l’automne 2014, pour transformer aujourd’hui les ennemis d’hier en alliés fidèles. Les contorsions du discours officiel de Béji Caïd Esssebsi s’expliquent par ce positionnement politique acrobatique. Voici les extraits de son entretien avec Le Monde décryptés par Mondafrique.

PREMIER EXTRAIT

Le Monde. « Sur la coopération sécuritaire, que peut apporter la France à la Tunisie ? »

BCE. « Nous avons déjà une coopération, ce n’est pas nouveau. Peut-être pouvons-nous la renforcer. »

Le décryptage

Voici de la pure langue de bois. Premier ministre de la transition en Tunisie à partir de mars 2011, Béji est bien placé pour savoir le vide des promesses financière faites par les occidentaux au sommet du G8 à Deauville, les 26 et 27 mai 2011, auquel il assistait. Les cinq milliard promis n’arriveront pas dans les caisses tunisiennes, les promesses n’ont guère été tenues. D’autant plus qu’au sein de l’administration française, beaucoup de voix s’élevèrent contre l’affectation de fonds en faveur des islamistes d’Ennahdha qui avaient pris le pouvoir lors de l’élection de l’Assemblée constituante d’octobre 2011.

Dès l’hiver 2014, quelques responsables tunisiens non islamistes et qui sont arrivés depuis aux commandes des forces sécuritaires sous Mehdi Jomaa, l’ancien Premier ministre, puis sous Béji, avaient adressé aux services français un rapport très alarmiste. Là encore, les aides attendues, notamment en matière de formation des personnels et d’équipement aux frontières, n’ont jamais été au rendez-vous. Pourquoi en serait-il aujourd’hui autrement, alors que les dépenses militaires françaises explosent avec les interventions au Mali, dans le Sahel et en Irak ?

DEUXIÈME EXTRAIT

– Le Monde. « Environ 3000 jeunes tunisiens seraient partis combattre en Syrie et en Irak. Comment ces jeunes peuvent-ils en arriver là ? »

-BCE. « Le gouvernement a été un peu laxiste ces dernières années en ce domaine. »

Le décryptage.

« Le gouvernement » dont parle Béji renvoie en fait à deux gouvernements, en 2012 et 2013, dirigés par le mouvement islamiste Ennahdha. À cette époque, les salafistes d’Ansar Charia qui n’avaient pas encore basculé dans la violence politique étaient protégés par les autorités tunisiennes islamistes. Quand des dérapages ont eu lieu, comme lors de l’assaut de l’ambassade américaine, les ministres concernés ont tout fait pour sauver la mise des responsables salafistes mis en cause.  Il est de notoriété publique que la fuite du chef d’Ansar Charia, Abou Iyad, aujourd’hui réfugié en Libye, a été protégée par le  ministre de l’Intérieur islamiste de l’époque. Des ordres ont été donnés pour le laisser filer de la mosquée de la Médina où il avait trouvé refuge.

Après ce grave incident, le chef du mouvement Ennahdha, Rached Ghannouchi, faisait le tour des ambassades occidentales pour plaider la cause de « ces brebis égarées », qu’il se faisait fort de « ramener au bercail ». Les forces démocratiques tunisiennes s’échinaient à dénoncer alors ce double langage.

Pour quelle raison le président tunisien ne dénonce-t-il pas plus précisément les responsabilités des gouvernements islamistes concernés par les dérives annonciatrices du terrorisme d’aujourd’hui ? La réponse est simple : « Béji » qui a été élu démocratiquement en décembre dernier sur une ligne très anti-islamiste va choisir, lors d’un retournement à 180 degrés, de tendre la main au mouvement Ennahdha, partie prenante du gouvernement,  pour élargir sa majorité parlementaire. Est-ce jouable très longtemps ?

Ce dont Béji ne parle pas, c’est de l’influence américaine dans ce choix de s’allier avec les Frères musulmans. Les émissaires venus de Washington se succèdent à Tunis, de Madeleine Albright à George Soros, président d’International Crisis Group, tous sont sur une même ligne : le salut de la Tunisie passera par l’alliance des libéraux et des islamistes.

Le think tank américain « Carnegie Endowment for International Peace », très proche du département d’État (Affaires étrangères) vient de publier début avril un rapport sur les perspectives politiques en Tunisie. Marc Pierini, ancien ambassadeur de l’Union européenne et membre éminent de cet organisme, ne cachait pas récemment dans Le Monde son engagement pour une alliance durable entre le président tunisien Béji Caïd Essebsi et le leader islamiste d’Ennahdha, Rached Ghannouchi. À l’image de l’administration américaine et de la majorité des experts outre-Atlantique. « L’improbable alliance forgée par Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi, écrit Marc Pierini, fait figure de contrat d’assurance mutuelle, le premier acquérant la stabilité politique indispensable aux réformes à venir, le second conservant son label de parti de gouvernement et montrant son ouverture au dialogue et au compromis. »

TROISIÈME EXTRAIT

– Le Monde. « Estimez-vous que les islamistes du mouvement Ennahdha ont changé ? »

BCE. « Il est vrai qu’ils ont évolué. L’année qui a suivi l’élection d’octobre 2011, ils voulaient aboutir à une Constitution avec des références religieuses, avec l’application de la charia (…). « Finalement, une Constitution établissant un État civil et non à connotation religieuse a été adoptée en janvier 2014 par une majorité jamais vue, y compris Ennahdha. »

Le décryptage.

Voici, avec « cette majorité jamais vue », du pur révisionnisme.  Jusqu’en juin 2013, les islamistes ont défendu un État dont l’Islam serait la religion officielle. S’ils ont viré casaque au dernier moment, c’est contraints et forcés par trois facteurs : le coup d’État en Égypte, qui réprimait brutalement les Frères musulmans, un scénario que Ghannouchi redoutait pour son propre mouvement ; les dérapages violents durant l’années 2013 de l’aile salafiste, que ce soit au sein d’Ennahdha ou dans des groupuscules plus violents et qui faisaient craindre le pire pour la paix civile et les pressions du protecteur américain, qui ne laissa guère le choix à Ennahdha.

Le talent de Ghannouchi fut d’imposer ce tournant à des troupes qui ne voulaient pas de ce compromis. On vit clairement cette permanence d’un Islam rétrograde chez les partisans d’Ennahdha lors de la campagne des présidentielles. Moncef Marzouki, cet opposant historique de Ben Ali adoubé par la base d’Ennahdha, se livra à une campagne identitaire et sectaire, où il rallia, malgré une personnalité contestée et arrogante, 45% des Tunisiens.

QUATRIÈME EXTRAIT

Le Monde. « Quelle est votre politique à l’égard de la Libye ? »

BCE répond qu’il y a « deux gouvernements » en Libye. L’un, celui de Tobrouk, est « soutenu par la légalité internationale », « la Tunisie a toujours soutenu la légalité internationale ». Mais il ajoute, « mais nous n’ignorons pas qu’à nos frontières, ce n’est pas ce gouvernement là, c’est une autre entité qui exerce une autorité de fait ». Et de conclure: « nous ne mettons pas les deux parties au même niveau. L’une est le représentant légal, les autres sont des autorités de fait. »

Le décryptage.

Dommage, notre confrère du journal Le Monde aurait pu amener le président tunisien à en dire plus sur ce chapitre, où il est de façon très nouvelle en contradiction totale avec les positions de l’ONU ou des Européens, désireux que les gouvernements de Tobrouk et de Tripoli négocient à égalité. Or pour Béji, un seul gouvernement représente la Libye, celui de Toubrouk.

« Les autorités de fait » évoquées par le président tunisien qui règnent sur le trabendo-salafisme des frontières tuniso-libyennes sont les « milices islamistes » du gouvernement autoproclamé de Tripoli, celles de la tribu Misarata et celles enfin du « parrain » de l’islamisme libyen, Abdelhakim Belhadj. Ces groupes armés tiennent les deux passages frontaliers entre la Tunisie et la Libye, rançonnent le moindre convoi et font passer les armes, les munitions et les extrémistes vers la Tunisie.

Ce qui est étrange dans la position singulière de Béji sur ces milices, c’est qu’il se veut par ailleurs l’allié de Ghannouchi, leader d’Ennahdha, qui a toujours reçu et consulté son ami Bellahdj. Comment, le président tunisien peut-il parler de « l’évolution » positive du Tunisien Ghannouchi et se démarquer à ce point du Libyen Bellahdj ? Tous procèdent de la mouvance des Frères musulmans, sont inféodés au Qatar et à la Turquie et partagent la même vision du monde.

Comment le président Béji peut-il faire preuve de tant d’incohérence entre une politique sécuritaire anti-islamiste et des alliances parlementaires avec Ennahdha?

 

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Nicolas Beau
Ancien du Monde, de Libération et du Canard Enchainé, Nicolas Beau a été directeur de la rédaction de Bakchich. Il est professeur associé à l'Institut Maghreb (Paris 8) et l'auteur de plusieurs livres: "Les beurgeois de la République" (Le Seuil) "La maison Pasqua"(Plon), "BHL, une imposture française" (Les Arènes), "Le vilain petit Qatar" (Fayard avec Jacques Marie Bourget), "La régente de Carthage" (La Découverte, avec Catherine Graciet) et "Notre ami Ben Ali" (La Découverte, avec Jean Pierre Tuquoi)